Enquête sur la tomate d’industrie

Je viens de lire un livre sur la tomate d’industrie. Le bouquin de Jean-Baptiste Malet se nomme L’empire de l’or rouge : enquête mondiale sur la tomate d’industrie. En jus, en soupe, en sauce de triple concentré ou double concentré, en pâte, en dés, tomates pelées, broyées, etc. Il faut savoir qu’il y a trois grands acteurs dans l’industrie de la tomate, les États-Unis, l’Italie et la Chine. La Chine? Oui, j’y reviendrais. Si la tomate est originaire d’Amérique du Sud, ce sont surtout les Italiens qui se la sont appropriée. Pour bon nombre de personnes, Italie = tomate. Or, ce qui a permis à la tomate de devenir l’aliment international par excellence, c’est le Ketchup Heinz. Symbole de réussite du capitalisme sauvage, Heinz a rapidement créé des filiales un peu partout dans le monde tout au long du XXe siècle.

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Production États-unienne

Les Américains, pour éviter des problèmes avec la main d’oeuvre humaine, firent tout pour développer la mécanisation de la production. À titre indicatif, les États-Unis exportent 15% du concentré de tomate mondial. En fait, la Morning Star Company exporte 12% du concentré de tomate dans le monde. Basée en Californie, cette entreprise répond en plus à 40% de la demande intérieure de tomates en dés. Elle appartient à un libertarien qui fait rouler ses trois usines avec seulement 400 employés. Tout a été mécanisé. Le ramassage (cueillette) des tomates est à 100% fait mécaniquement, alors qu’en Italie on parle de 85%. Des généticiens ont travaillé, dès les années 1940, à mettre au point un croisement de tomates pour qu’elle se détache facilement lors de la cueillette; ne s’abîme pas facilement et qu’elle possède plus de chair que d’eau. Les mouvements des ouvriers ont été passés sous la loupe de Taylor et les Américains se sont principalement approprié le marché des Amériques. Les scanneurs optiques pour trier les tomates ne sont pas encore très abordables, mais sont de plus en plus efficaces. Qui sait combien de temps Morning Star aura besoin d’ouvriers?

La tomate d’industrie

La tomate d'industrie - L'or Rouge - icitte.quebecLa tomate qu’on appelle «italienne» au Québec, c’est-à-dire la tomate d’industrie, est une création génétique. Elle a la peau plus rigide, n’est pas fragile, résiste mieux aux maladies et elle n’est pas ronde, mais ovale. Est-ce que «création génétique» est un terme mauvais? Pas vraiment. Au sens de la biodiversité oui, puisqu’une grande variété de tomates permet une meilleure adaptation aux aléas de la nature. Une biodiversité est toujours mieux pour l’écosystème et plus efficace pour l’agriculture biologique. Sur le plan strictement alimentaire, une sélection génétique n’est pas dangereuse pour la santé. C’est comme les zébrânes.  On ne parle pas d’organisme génétiquement modifié. En tout cas, ce n’est pas ce dont il est question dans le livre. Si la sélection et les croisements génétiques existent depuis les années 1940, les tomates OGM ou transgéniques n’apparaissent que dans les années 1990.

Autarchia

Pour la petite histoire, Heinz internationalise la conserve, mais ce sont les deux guerres mondiales qui vont rendre la conserve indispensable. D’abord, pour les soldats, c’était l’idéal pour garder la nourriture et la transporter. C’est durant cette période que les pays vont peaufiner leur façon de conserver et leur chaîne de production. D’ailleurs, l’Italie doit à Mussolini l’explosion de la tomate avec son plan d’autarcie alimentaire qui deviendra plus tard le levier pour le capitalisme industriel agroalimentaire. À cause de ce dessein d’autarcie alimentaire, on mobilise les ressources du pays et développe des technologies dans le secteur agraire. Il faut savoir qu’il y a énormément de R&D dans le secteur agroalimentaire et, ce, depuis au moins 100 ans. L’Italie développa une industrie gigantesque de la tomate et un modèle d’usine clé en main qu’elle put également exporter ailleurs dans le monde. C’est là qu’entre la Chine dans l’équation. Vers la fin des années 1990, Chine est devenue un exportateur de triple concentré de tomates incontournable. C’est elle qui exporte 32% du concentré de tomates mondial. C’est presque la production de l’Italie et des États-Unis ensemble!

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http://english.ts.cn/topic/content/2011-08/08/content_6069861.htm

Agromafia

Il faut savoir que les Italiens, réputés comme magouilleurs, sont aux prises avec la mafia dans tous les secteurs agroalimentaires au pays. D’abord, quand le réseau tombe, les peines de prison et les amendes sont moins pénibles que lorsqu’il s’agit de drogue. Ensuite, ça leur prenait un secteur d’affaire propre pour y blanchir l’argent sale et la réinjecter dans le réseau. Comment devenir incontournable sur le marché? Par les prix. L’Italie mafieuse, au lieu d’envoyer les déchets de tomates vers l’alimentation pour le bétail, se met à produire une pâte de médiocre qualité. Le marché africain devient un débouché intéressant et la majorité de la production médiocre y est vendue. On essaye ensuite de couper dans les coûts de main-d’oeuvre en délocalisant. En ayant des coûts très bas, les Italiens font ensuite du dumping sur le marché, poussent leur produit et manipulent les marges de profit avec l’argent sale d’autres industries. C’est comme ça que la relation Italie-Chine a débuté.

Développement de la tomate chinoise

Les Italiens ont installé des usines clé en main dans le Nord de la Chine, au Tianjin. Les tomates poussent dans le Xinjiang. La Chine voulait faire travailler sa main-d’oeuvre et voulait développer le nord-ouest de sa région davantage. La tomate se prêtait bien au climat et comme la demande intérieure est faible pour ce produit, la Chine exporte l’essentiel de ses cultures. Cueillie dans le Xinjiang par des nationalités ostracisées, surtout des Ouïghours (turcophones musulmans), des pauvres et des enfants, la tomate fait ensuite des milliers de kilomètres pour se rendre au nord-est de la Chine, dans le Tianjin. C’est là qu’elle est transformée en triple concentré et embarquée dans des conteneurs pour les autres continents. L’Italie est un très gros importateur de concentré chinois, mais aussi la Russie, l’Afrique, Heinz, Nestlé, Unilever, Kraft, etc. Sachez que ces compagnies possèdent énormément d’autres compagnies, allez faire un tour sur le site de Nestlé dans la section produit de celle de Kraft pour le fun!

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Concentré de tomates chinois est partout

Une boîte de tomates avec le drapeau italien a quelque chose de rassurant, d’un point de vue de marketing. Or, la majorité des conserves produites en Italie contiennent en réalité du concentré chinois. La production de tomate italienne en dés ou pelée est souvent originaire d’Italie, mais dès qu’on parle de concentré, on parle de la Chine. Concentré de tomates, c’est quoi? La purée, la sauce. Même si c’est écrit double concentré, c’est probablement du triple concentré auquel on a rajouté du sel et de l’eau. Les Italiens importent des quantités phénoménales de triple concentré chinois, qu’ils transforment comme du «double concentré» et qu’ils réexportent à travers l’Union européenne. Même chose pour la Provence en France. Il y a bien un enfant récalcitrant du groupe Petti, Pasquale Petti, qui se bat pour sa ligne de tomates biologiques provenant de la Toscane, mais c’est la seule ligne italienne qui n’utilise pas de concentré chinois. D’ailleurs le reste de sa famille, surtout l’empire de son père, en utilise dans leurs usines dans le reste du pays. Puis, quand les Chinois se sont rendu compte que les Italiens achetaient leur concentré, le «reconditionnait» et le vendait à l’Afrique, ils les ont tout simplement fait sauter de l’équation pour s’emparer du marché Africain. L’Italie vend donc généralement en Europe depuis le début des années 2010. 

Black ink

On appelle black ink (encre noire) le concentré tellement avarié que la tomate est devenue noire. Comment en arrive-t-on là? Bon ok, faut savoir que la Chine a juste vraiment capoté dans les années 2000 et qu’elle a construit énormément d’usines de tomates. En fait, les deux compagnies principales chinoises Chalkis et Cofco Tunhe, ont tellement surproduit, pour une demande qui ne suivait pas, qu’une vraie guerre de prix a éclaté dans le monde. C’est à ce moment que les géants ont racheté graduellement les petits et que l’industrie de la tomate en Afrique s’est écroulée, en particulier au Sénégal. Trop de production pour le nombre de débouchés; guerre de prix; longues distances à parcourir. Voilà la recette idéale pour se ramasser avec des tonnes et des tonnes de concentré de tomates pourri.  Voire pourri depuis plusieurs années, et parfois extrêmement dangereux pour la santé humaine.

Les pourris et les tomates

Comment tirer de l’argent d’aliments pourris? En vendant à des marchés moins regardants : l’Afrique et le Moyen-Orient et en coupant le mélange avec d’autre. Pour l’Europe, on y mélange des concentrés plus sains en fonction du degré de tolérance des consommateurs. C’est-à-dire que certains pays préfèrent leur concentré très rouge, d’autres plus sombre. Plus sombre rime ici avec concentré avarié. En Afrique, principalement, on coupe l’encre noire avec de l’amidon de maïs, du soja et du dextrose. Le dextrose appartient à la famille des glucides, on en retrouve dans les boissons énergisantes. En Afrique, la moyenne de concentré de tomate par boîte contient toujours moins de 50% de tomates. Dans certains cas, ça peut descendre jusqu’à 31%, mais les courtiers de la tomate nous affirment qu’on est généralement autour de 45%. Quoi de mieux pour se débarrasser de ses poubelles qu’en Chinafrique?

Chinafrique

Ancien géant de Chalkis, le général Liu, disparu de la carte en Chine pour des raisons nébuleuses, a ouvert des usines de transformation de la tomate au Ghana. Les employés coûtent encore moins chers qu’en Chine et on du même coup les coûts de transport et les frais de douane pour la grosse demande intérieure africaine. Il faut savoir que les Africains sont assez malchanceux côté tomate. Après les vagues de décolonisation des années 1950-1960, plusieurs pays d’Afrique avaient mis en place des politiques pour développer leur secteur agricole. La tomate était un des aliments de production de prédilection. Après que leur marché se fasse saccager avec de la concurrence déloyale sur la qualité des concentrés, les Africains ont commencé à délaisser la tomate.

Main-d’oeuvre agricole

Beaucoup de travailleurs ont décidé d’aller en Europe pour l’agriculture saisonnière, mais ils se font tous exploiter. Les Européens de l’Est et les Africains étaient une main-d’oeuvre bon marché qu’on utilisait beaucoup en Italie. Après avoir payé leur passage, ils se font généralement confisquer leurs papiers d’identité par les «caporaux» et se font entreposés dans des ghettos sans commodité ni d’eau potable. Les caporaux s’occupent d’amener la main-d’oeuvre et de la recruter pour les propriétaires agricoles. En plus, pour vivre dans ces bidonvilles, ils doivent payer un loyer. Pour se faire emmener au travail pas les caporaux, il faut aussi payer. D’ailleurs, ils prennent souvent tout l’argent des ouvriers agricoles en leur disant qu’ils seront payés à la fin de la semaine ou du mois pour finalement ne jamais voir la couleur de cet argent. Bon nombre de travailleuses agricoles sont ensuite forcées de se prostituer ou sont vendues à travers le monde. Si la pâte de tomates ou la sauce tomate vous laisse un arrière-goût, ce n’est peut-être pas seulement parce que le concentré est avarié.

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http://www.ladepeche.fr/article/2017/05/19/2577370-comment-mafia-italienne-controle-pourrit-marche-tomate.html

Autorités législatives

Certes, l’Union européen décrie ce phénomène. Des lois ont été passées, mais rien n’est réellement appliqué. Les travailleurs agricoles se retrouvent réellement en situation d’esclavage ou de quasi-esclavage. De plus, l’Union européenne est également coupable de la circulation de concentrés de tomates frauduleux puisque sa législation est très laxiste par rapport à l’étiquetage. Cela permet aux Italiens de vendre des boîtes de tomates avec la mention «produit d’Italie» même si le concentré est à 100% chinois parce qu’ils ont rajouté un peu d’eau et de sel au mélange. Pour savoir ce qui est en vigueur au Canada, voici la règle :

Le Bureau ne contestera pas une indication « Produit du Canada » apposée sur un produit si les conditions suivantes sont réunies :
1) la dernière transformation substantielle a eu lieu au Canada;
2) 98 % des coûts directs de production ou de fabrication ont été engagés au Canada.

Le Bureau ne contestera pas une indication « Fait au Canada » apposée sur un produit si les conditions suivantes sont réunies :
1) la dernière transformation substantielle a eu lieu au Canada;
2) au moins 51 % des coûts directs de production ou de fabrication ont été engagés au Canada;
3) l’indication « Fait au Canada » est accompagnée d’un énoncé descriptif, tel que « Fait au Canada avec des composantes importées ».

Mais que veut dire «dernière transformation substantielle»? Pas très clair.

Que faire?

Ok je pense que vous avez compris qu’on peut pas vraiment s’en tirer sans manger cette merde. Qu’est-ce qu’on fait? Ironiquement, avant de lire ce livre, nous avions commencé, dans ma famille, une tradition depuis environ 5 ans. Je trouve judicieux d’en parler, car c’est très à propos. Durant la fête du Travail, temps de récolter la tomate, on achète des caisses de tomates italiennes au marché des jardiniers de La Prairie (pour ceux qui connaissent). Ç’a commencé avec l’ami de ma mère qui avait une machine pour la tomate (et qui fait aussi de la viande à saucisse). Pas besoin de blanchir. On coupe les tomates et on les jette dans la machine qui fait le tri entre la belle purée et les déchets (peau, graines, etc.). Ensuite, on fait cuire la sauce dans une cuve pendant 2-3 heures et on met le tout dans des pots mason avec une feuille de basilic du jardin qu’on scelle dans l’eau bouillante. Pas de sel, pas d’agent de conservation, juste des tomates du Québec. Bon, les tomates ne sont pas bio, mais ç’a s’en vient. En plus de nous faire une belle activité familiale, ça nous fait des réserves de sauce pour l’année qu’on peut littéralement utilisé à toutes les sauces. En plus d’être vraiment meilleure, notre sauce à l’avantage d’encourager nos agriculteurs d’icitte et de réduire notre empreinte écologique.

On fait nos propres tomates en conserve - icitte.quebec On fait nos propres tomates en conserve - icitte.quebec On fait nos propres tomates en conserve - icitte.quebec

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